RUZANTE

RUZANTE
RUZANTE

Étrange fortune que celle de Ruzante! Acteur-auteur écrivant en padouan rustique, il est recherché et célèbre dans tous les États de Venise et jusqu’à Ferrare, en cette aube du XVIe siècle italien où la vie théâtrale est à la fois la plus florissante et, par suite de la division politique, la plus fragmentée. Grâce au livre, Ruzante survit quelques années et fait les délices de l’Arioste et de Galilée, puis il tombe dans un oubli quasi total qui va durer près de trois siècles, et ce à cause des difficultés insurmontables que présente la lecture de son dialecte pour les Italiens eux-mêmes. On se borne à l’évoquer, pour son moindre titre de gloire, comme le père de la commedia dell’arte dont pourtant presque tout le sépare, puisque cette dernière, avec la multiplication des masques, des langages, des jeux de mots, la virtuosité technique, la splendeur de la fête baroque et du décor, l’improvisation, perd ce qui constitue l’originalité de l’œuvre de Ruzante: le caractère de réflexion d’une société sur elle-même. Objet intermittent de curiosité au XVIIIe siècle en Italie, en France Apollinaire lui consacra quelques pages aussi vagues qu’inexactes, et Maurice Sand, un peu mieux documenté, des bribes de traduction.

Depuis quelques décennies, Ruzante suscite des études ferventes; il doit ce regain d’intérêt à la direction récente des études sur la dramaturgie, à la découverte de la nature éminemment sociale du théâtre considéré non plus sous son aspect strictement littéraire, mais inséré dans une histoire plus vaste du spectacle et de ses techniques propres. Or le voici resurgi, plus actuel que jamais, étendant son rayonnement bien au-delà des étroites frontières de la Vénétie, à l’Italie et à l’Europe entière.

Intendant et usurier

Ruzante, de son vrai nom Angelo Beolco, est né sans doute à Pernumia, petit village des environs de Padoue. Ce pseudonyme de Ruzante, fort répandu encore de nos jours dans la région, et dont le héros du même nom propose dans l’Anconitania une facétieuse et fantaisiste étymologie, lui a peut-être été inspiré par un laboureur qu’il aura observé enfant dans son pays natal. Fils naturel de gentilhomme, frotté de culture scolastique, à vingt ans il est déjà directeur de troupe. Dès lors, il partage sa vie entre son activité d’auteur et d’acteur à succès, fêté par les grands de Padoue, de Venise et de Ferrare (où jouait aussi l’Arioste qu’il a connu), et l’administration des biens non seulement de ses frères, mais de son bienfaiteur et ami intime, Alvaro Cornaro, mécène et gros propriétaire terrien dans la maison duquel il mourut à peine âgé de quarante ans. Celui-ci le chargeait souvent d’aller encaisser les redevances des paysans. Certains biographes l’ont dépeint dans la gêne, voire dans la misère. L’hypothèse paraît peu vraisemblable. Plus fondée est la rumeur selon laquelle cet homme, doux, aimable et de bonne compagnie, ce peintre de la condition rurale qui nous a laissé un document unique sur cette brève période de l’éveil du paysan, sur sa soumission, son évasion dans les rêves et ses efforts de survie qui constituaient une manière de révolte, était un usurier.

Les trois étapes d’une seule œuvre

On peut envisager dans la production de Ruzante deux ou, si l’on veut, trois étapes dont la deuxième marquerait l’apogée de son génie. Dans ses premières œuvres: la Pastoral , la Betia , l’Anconitania (que la critique aujourd’hui tend à situer entre 1523 et 1526), l’auteur, encore à la recherche d’une forme, sacrifie au goût de son public aristocratique et cultivé pour l’églogue pastorale ; à l’autre bout, ses deux dernières comédies, la Vaccaria (1533) et la Piovana (1536), empruntent, selon la vogue nouvelle des auteurs grecs et latins, leur intrigue à Plaute. Entre ces deux extrêmes, la Fiorina (1528), le Dialogo facetissimo (1528), et surtout la Moschetta (1528) et les deux Dialoghi in lingua rustica (plus connus sous le nom de II Parlamento de Ruzante et le Bilora ), que leur caractère hilarant et grave permet de dater des mêmes années, témoignent d’un art qui, débarrassé des incertitudes et des contraintes, s’adonne librement à retracer la comédie rurale ou citadine de son héros paysan. Ici le dialecte padouan âpre et savoureux s’étale, rehaussé par une intrigue squelettique.

Pourtant, comme le démontre d’une manière convaincante M. Baratto dans sa magistrale étude sur Ruzante, dès le début, avec la Pastoral , tout le projet à venir est en germe. Le monde galant et conventionnel de l’Arcadie s’oppose à la réalité paysanne: la verdeur et la spontanéité des formes populaires du padouan des paysans affadissent les formes doctes et artificielles de l’italien réservées aux nymphes et aux bergers et, par une étrange inversion des valeurs, poussent les manants sur le devant de la scène, tandis que le chœur pastoral parodié s’estompe, frappé d’irréalité. Il en est de même pour les dernières pièces de facture plautienne, où le modèle latin n’est adopté que pour le changer de signe et exprimer ce que le théâtre de Ruzante ne cesse de défendre: l’affirmation de l’univers paysan.

Convention et naturel

Le fait que Ruzante, en apparence, respecte et utilise toutes les formes de comédie en usage à son époque: la règle classique des trois unités, la division en cinq actes et un ou plusieurs prologues, le mélange des langues (italien littéraire pour les nobles bergers, padouan pour le vilain, bergamasque pour le soldat, vénète pour le médecin), a pu créer un malentendu. En outre, il renoue avec la tradition padouane rustique des mariozi , sorte de farces mimées et dialoguées, truffées de détails sur les rites et la vie quotidienne du paysan et de plaisanteries obscènes. Les mariozi, comme leurs noms l’indiquent, étaient récitées à l’occasion des cérémonies de mariage à la campagne.

D’autre part, l’œuvre de Ruzante s’inscrit dans la lignée de la satire populaire contre le vilain, genre destiné au peuple des villes, heureux de se sentir à bon compte l’égal des seigneurs, et dont les rozzi siennois, avec leurs farces féroces, ne constituent qu’un cas particulier. Toute la panoplie offerte par la tradition est donc bien présente chez Ruzante, mais détournée de sa fonction première. L’adoption des modèles et des cadres préfabriqués ne sert qu’à mettre en lumière leur inadéquation à la réalité décrite. Cette snaturalità , ce naturel, revendiqué avec constance contre les affectations toscanes des sletteran , les lettrés, déborde des moules où l’auteur les a enfermés, et le thème unique de sa dramaturgie est, selon l’expression de M. Baratto, le «conflit entre la vitalité native du caractère paysan et la réalité historique».

Le théâtre de la cruauté

Ce qui fascine Ruzante, c’est l’indifférence du paysan, qu’il soit du Nord ou du Midi, devant l’histoire qui fait irruption dans son monde immobile et intemporel, dont il peut bien être le protagoniste épisodique ou la victime, mais auquel il est essentiellement étranger. Ainsi, fourberie, ignorance, bestialité (assaut amoureux, obsession de la nourriture, travail abrutissant, pleutrerie doublée de bravade), toutes ces tares qu’ont ces paysans se présentent sous un autre éclairage: elles sont le signe de son irrépressible vitalité, de la défense qu’il oppose au monde qui l’exclut, et, derrière la parodie, le jeu gratuit, le divertissement, se profile le «théâtre de la cruauté» – auquel Gianfranco De Bosio (du théâtre de Turin), dans sa mise en scène au théâtre des Nations à Paris en 1961, a explicitement fait allusion – dont les accents jubilants, vengeurs, tragiques éclatent dans Bilora avec son homicide final et plus encore dans le rire forcé et glaçant du déserteur du Parlamento , lequel, pour accepter son humiliation et sa propre lâcheté, se réfugie dans l’hallucination: «Si j’avais su qu’ils n’étaient pas cent contre un, comme on aurait ri, quelle comédie ç’eût été!» Comment dire plus nettement que la farce est tragique?

Encyclopédie Universelle. 2012.

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